Texte de l’intervention de Marie-Christine Cabrera Limame, Carcop Giscop 84, le 13 mars 2024, thème « Femmes, santé, travail », Assises pour la santé et la sécurité des travailleurs et des travailleuses
1 La santé des femmes en France :
A l’école, j’ai appris en cours de grammaire que le masculin l’emportait toujours sur le féminin. En médecine et en pharmacie, c’est la même chose : les pathologies sont décrites à partir de l’observation des patients hommes (ex : les signes de l’infarctus du myocarde) or la symptomatologie est différente pour le corps féminin, ce qui est encore peu exploré, avec des retards de diagnostic et donc de prise en charge. De même, les nouveaux médicaments sont testés plus facilement chez les hommes au prétexte qu’avec les femmes, ce serait très compliqué du fait de nos variations hormonales … En matière de recherche, il existe encore peu d’étude sur les différences métaboliques entre hommes et femmes et leur impact sur le stockage des polluants dans la masse graisseuse, plus importante chez les femmes.
Alors gardons à l’esprit que la science et la médecine ne sont pas neutres …
2 La santé des travailleuses et des retraitées en France :
Longtemps, elle n’a été abordée que sous l’angle de la grossesse et de la protection du fœtus. Ainsi, pendant la 1ère guerre mondiale, les surintendantes d’usine veillaient à la fourniture de siège pour que les femmes enceintes puissent s’assoir pendant leur poste de travail dans les usines d’armement ; elles ont aussi été à l’origine de crèches d’entreprise avec chambres d’allaitement.
Les expositions professionnelles des travailleuses sont méconnues ou ignorées, au prétexte que les travailleurs seraient exposés à la « vraie » pénibilité (BTP, mines, chimie) Et les Tableaux de reconnaissance des cancers professionnels ont été construits « au masculin » en France, sans prendre en compte les conditions de travail des femmes comme si celles-ci n’étaient pas exposées (infirmières, coiffeuses, esthéticiennes et prothésistes ongulaires, agentes du nettoyage, hôtesses de l’air, ouvrières d’usine, aides à domicile, etc.) La réglementation renforce cette invisibilité en ne donnant pas aux travailleuses et retraitées des outils pour la reconnaissance et la réparation.
Les parcours professionnels des femmes sont souvent hachés, avec des interruptions liées au statut d’épouse (suivre le mari dans ses mutations géographiques), de mère (congés parentaux) et d’aidante (soins aux ascendants dépendants) Il existe aussi des cas fréquents d’activité non déclarée (secteur agricole et services à la personne) qui n’ouvrent pas droit à la réparation en cas de maladie professionnelle (MP).
La première cause de MP chez les travailleuses sont les troubles musculo-squelettiques (TMS). La création des Tableaux 57 est récente ; j’ai appris, autrefois, que ces troubles relevaient du profil suivant : femme ménopausée, en surpoids, avec une mauvaise circulation sanguine, qui tricotait sur son canapé devant la TV. Le travail n’était pas investigué. Ces travailleuses ont été mises inaptes et remplacées par de jeunes hommes qui ont développé à leur tour des TMS … Là, on s’est penché sur le travail (gestes répétitifs, contraintes posturales, etc.)
Au nom de l’égalité homme / femme, l’Europe a obligé l’état français à ouvrir le travail de nuit aux femmes. Lequel est reconnu cancérigène par le CIRC.
2 L’invisibilité des cancers professionnels chez les femmes
Des chercheurs et chercheuses, dont A. Thébaud-Mony, A. Marchand, et d’autres soulignent la triple invisibilité des cancers professionnels en France : invisibilité due à l’ignorance toxique, invisibilité physique et enfin invisibilité sociale. On pourrait en ajouter une 4ème : l’invisibilité liée au genre. En effet, notre représentation de la division sexuelle du travail nous amène à des préjugés sur le travail soi-disant « soft » des travailleuses. Par ex. pour les épidémiologistes, le cancer du sein est la pathologie d’une femme CSP+, avec une 1ère grossesse tardive. Là encore, le travail ne serait pas en cause …
Ces préjugés empêchent la recherche, la prévention et la réparation : les travailleuses et retraitées ne se sentent pas légitimes à faire valoir leurs droits et sont moins enclines à s’engager dans le long et couteux combat pour la reconnaissance de leur cancer professionnel. Les médecins du travail estiment que les travailleuses sont peu ou pas concernées par le cancer professionnel. Or une étude nord-américaine a collecté des données sur le cancer du sein lié au travail : pour les infirmières, le risque est accru de 50% ; pour les personnels de la coiffure et de la cosmétique et dans l’industrie alimentaire, il est multiplié par 5 et par 4,5 pour le secteur du nettoyage à sec et de la blanchisserie. Il est multiplié par 4 pour les ouvrières de l’industrie papetière. Sont mis en cause, les expositions des travailleuses au benzène et aux solvants, les HAP (hydrocarbures aromatiques polycycliques, les pesticides et des perturbateurs endocriniens. Le travail de nuit et les rayonnements ionisants sont également pointés du doigt.
En France, le Ministère de la santé nous martèle que le tabac et l’alcool sont mauvais pour la santé, que nous ne pratiquons pas assez de sport et qu’il faudrait penser à perdre du poids. Les politiques de santé publique se limitent à des campagnes pour que nous changions de comportement. Et le travail dans tout ça ?
Historiquement, ce sont les cancers des hôtesses de l’air et des infirmières qui ont émergés en France. Les soignantes, notamment, ont cumulé plusieurs expositions professionnelles : travail de nuit, stérilisation à l’oxyde d’éthylène, désinfection par formaldéhyde, préparation de perfusions de chimiothérapie, risque infectieux, ce qui pose la question de la poly-exposition qui n’est pas encore reconnue en France.
Le formaldéhyde et ses libérateurs sont très présents dans le monde du travail : dans les produits cosmétiques et capillaires, à l’hôpital, comme conservateurs dans l’alimentation et dans les produits de ménage.
3 Un groupe de travail sur le nettoyage
Au sein du GISCOPE 84, nous avons créé un groupe de travail sur le nettoyage afin de rendre visible le risque cancérogène (travail de nuit, présence d’agents cancérogènes dans les produits de ménage, procédés libérateurs d’amiante, etc.) Il s’agit d’une équipe pluridisciplinaire (enquêteurs et enquêtrices, toxicologue, technicien de prévention senior de la CRAMIF, infirmière diplômée d’État (IDE) en santé au travail)
Le nettoyage, le ménage et la stérilisation sont des secteurs à forte prédominance féminine, avec une sur représentation de femmes migrantes.
Dans l’activité de nettoyage, la formation est peu présente, car, c’est bien connu ! toutes les femmes savent faire le ménage … Donc les agentes de propreté méconnaissent leurs expositions professionnelles. Cette ignorance est renforcée par le fait qu’elles utilisent des produits de ménage courants. Qui se méfierait d’un berlingot de Mini Mir en vente libre en droguerie et au supermarché du coin ?
A partir de la lecture des étiquettes de composition des produits courants et de l’étude des FDS (fiches de données de sécurité) nous avons pu mettre en évidence la présence de formaldéhyde et de ses libérateurs, d’acides forts, de silice, de musc xylène, etc. Des procédés cancérogènes sont également à l’œuvre : stérilisation du matériel médical et désinfection des chambres à l’hôpital par ex.
Les étiquettes des produits de ménage sont incompréhensibles si l’on n’est pas toxicologue ! Ex : le 2-bromo-2-nitropropane-1 3-diol (bronopol) présent dans les berlingots de Mini Mir. De plus, une molécule présente à moins de 5% dans la composition du produit n’est pas mentionnée sur l’étiquette, créant ainsi l’ignorance de la présence d’un cancérogène. D’où l’intérêt de travailler sur les FDS quand on y a accès. Et ce seuil de 5% ne repose sur rien de scientifique et pourrait laisser croire qu’4% le produit est anodin et ne deviendrait dangereux à 6% et plus …
La réglementation européenne évolue dans le bon sens avec REACH et la Directive biocide. La substitution de produits dangereux par des molécules moins polluantes se répand, avec, par exemple la disparition progressive du bronopol dans les produits de ménage. Mais nous devons rester vigilant.e.s : des industriels, il y a quelques années ont eu la brillante idée de remplacer le formaldéhyde … par des libérateurs de formaldéhyde, tout aussi cancérigènes ! Même chose pour le bisphenol A remplacé par le bisphenol S, tout aussi problématique… Et il reste toujours des molécules irritantes allergisantes qui agressent et fragilisent le système humanitaire, notamment des parfums et des colorants.
Notre travail nourrit la réflexion des GISCOPs et d’autres institutions (comme l’ANSES sur le formaldéhyde, la commission Femmes santé travail du Sénat) en alertant sur les risques professionnels en lien avec les activités de nettoyage. Aujourd’hui, ces activités sont mieux prises en compte dans le travail d’enquête et d’expertise des GISCOPs, facilitant la qualification et la quantification des expositions professionnelles d’hier et la reconnaissance des cancers professionnels d’aujourd’hui.
Il existe en France des actions militantes d’association et de syndicats (par ex. sur le cancer du sein professionnel dans l’Est) qui font avancer les dossiers. L’accompagnement des patient.e.s est essentiel pour les malades qui sont déjà confronté.e.s à une pathologie lourde et à des traitements pénibles. Des médecins du travail retraités et des avocats spécialisés s’investissent dans ces procédures.
Perspectives :
Avec 2 axes de travail : la réparation et la prévention
1 Déconstruire l’invisibilisation des expositions professionnelles des travailleuses et des retraitées en explorant leur travail réel, en se formant (militant.e.s d’association et de syndicats, professionnel.le.s de la santé au travail) à la reconstitution des parcours professionnels, à la connaissance des procédures administratives et juridiques de la branche AT / MP, afin d’accompagner les malades dans leur parcours du.de la combattant.e vers la reconnaissance de leur cancer en MP. (ex : efficacité des associations et des syndicats sur l’amiante et les pesticides) Les GISCOPs créent dans ce but un diplôme universitaire Cancer-travail-environnement avec l’Université d’Avignon.
Permettre aux femmes d’accéder à la réparation notamment par la lutte pour la reconnaissance de la poly-exposition. Au niveau national : investir ou faire du lobbying auprès des COCT, de l’ANSES, et exiger la création de registres des cancers dans tous les départements. Et gardons les traces du travail d’hier et des expositions passées, sources d’informations précieuses pour l’action individuelle et collective (PV de CHACT)
2 Mettre en débat les conditions de travail des travailleuses, notamment dans le secteur du nettoyage : travail de nuit ? (solutionné dans les pays scandinaves) composition des produits de ménage ? (promotion de produits bien connus, ayant fait la preuve de leur efficacité et de leur innocuité : savon noir, vinaigre blanc, bicarbonate de soude et nettoyage à la vapeur.) formation des salarié.e.s concernées ? (pictogrammes de danger), les associer au choix des matériels dont les EPI) L’information et la sensibilisation commencent dès la formation initiale (expérience d’A Marchand, de Z Rollin et M Héry du GISCOP 93 auprès d’apprenties coiffeuses et d’apprenties esthéticiennes en région parisienne) La prévention est essentielle pour mettre fin à l’épidémie de cancers en France. Les commissions CSSCT des CE peuvent et doivent solliciter l’expertise des médecins du travail et des toxicologues, des services de prévention des CARSAT, l’INRS, etc.
M. C Cabrera Limame, le 13 mars 2024.