Défendre le droit à la santé et la sécurité dans les entreprises et services

Atelier Intervenir en entreprise après la disparition des CHSCT, défendre le droit à la santé et la sécurité dans les entreprises et services, Assises de la santé et la sécurité des travailleuses et travailleurs, 14 mars 2024, pdf ici

Louis-Marie Barnier, chercheur associé au LEST-CNRS-Aix Marseille Université.

Les élues du personnel ont un rôle central dans la défense de la santé et la sécurité au travail.1 Les publications récentes montrent une réduction de 25 % des élus dans les grandes entreprises de plus de 300 salariées. Mais on ne peut déduire la baisse de prise en charge des questions de santé au travail de cette seule baisse d’effectifs.

Mon intervention vise à mettre en perspective l’activité santé et sécurité au travail des élu-es CSE. Mon idée principale est de démontrer la spécificité de ce combat par rapport à d’autres missions des élu∙es, et donc l’impossibilité de la fondre dans une représentation générale telle que la conçoit le CSE. La mise en place des CSE devait conduire mécaniquement à la réduction de la prise en charge de cette mission des élus, sauf pratique volontariste.

Mon propos est organisé autour de 4 propositions.

1ère proposition : l’intervention en santé au travail n’est pas de même nature que les autres missions des élues au CSE.

Je partirai du constat que je fais partager en tant que formateur syndical aux stagiaires : le CSE s’est constitué sur la base du rassemblement de trois instances de représentations du personnel.

  • Le délégué du personnel portait les réclamations, ou plus syndicalement les revendications du personnel.
  • L’élu au comité d’entreprise jouait un rôle de contrôle des décisions économiques de l’employeur, sans parler ici de ses actions dans les domaines socio-culturels ;
  • Enfin, l’élu au CHSCT avait pour mission de contribuer à la santé et à la sécurité des personnels.

Ces trois instances conduisaient à des postures différentes dans la confrontation avec l’employeur : la mise en forme des enjeux revendicatifs comme délégué du personnel ; le contrôle des choix de l’employeur au CE et le rappel de l‘obligation générale de sécurité comme élu∙e CHSCT. L’élu∙e CSE doit assumer tour à tour ces trois postures, dans une même réunion. Toutes trois se situent dans des enjeux de construction du rapport de force, mais avec des positionnements très différents dans le dialogue avec l’employeur. C’est pour ça qu’il est primordial que l’ordre du jour des CSE s’organise en marquant bien ces trois parties.

Le droit à la santé : intégré dans les premières déclarations des droits de l’homme (et de la femme) dès 1789, il est garanti par la constitution française actuelle.

Constitution de 1789 : Art. 2. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression.

Il s’est immédiatement confronté à un second droit fondamental, le droit de propriété, inscrit lui aussi dans la Constitution française. Ce droit a ses déclinaisons particulières : l’employeur est chez lui dans l’entreprise, le ou la salarié n’y est admise que dans le cadre du contrat de travail, qui suppose un lien de subordination. L’entreprise défend un intérêt particulier, basé sur la logique d’entreprise structurée autour de la rentabilité du capital investi.

C’est en s’appuyant sur son pouvoir de direction, lié à son statut de propriétaire des moyens de production, que le Medef refuse toute ingérence dans ses choix de direction.

  • C’est en son nom que son ancêtre le CNPF refuse tout droit de véto aux CHSCT en 1982 lors de leur mise en place.
  • C’est aussi à ce titre que le droit de retrait du ou de la salarié∙e est insupportable pour les employeurs : ce ou cette salarié∙e aurait un jugement plus pertinent que l’employeur pour apprécier les dangers. Un acte d’insubordination inacceptable.

La confrontation entre ces deux droits fondamentaux, ces deux logiques, droit à la santé et droit de propriété, se manifeste en toutes occasions dans l’entreprise : il s’agit d’introduire une autre logique dans l’entreprise que des choix financiers.

La cour de cassation a donné sa propre interprétation à ce conflit, à propos d’une expertise demandée par le CHSCT de Manpower concernant un risque grave et répété dans une entreprise où intervenaient les intérimaires.2 La loi s’oppose à cette intervention, puisque l’intérimaire travaille au sein d’une entreprise utilisatrice où le CHSCT de l’entreprise intérimaire n’a aucun droit d’entrer, puisque c’est la propriété privée de l’entreprise utilisatrice.

Mais la cour de cass a statué en donnant priorité au droit à la santé sur le droit de propriété : «  dès lors que le droit à la santé des travailleurs est un droit protégé à la fois par le droit européen et par le droit constitutionnel (alinéa 11 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946), la chambre sociale a reconnu la possibilité au CHSCT de l’entreprise de travail temporaire d’intervenir au profit des travailleurs temporaires travaillant pour le compte d’uneentreprise extérieure3 ». Dans son commentaire, elle explique bien que le droit à la santé est supérieur au droit de propriété. Même si ce droit ne s’applique que dans certaines circonstances particulières, quand justement les instances de représentation du personnel n’ont pas joué leur rôle de contrepouvoir dans ce domaine.

2èmepropositions : il existe trois modèles principaux de prévention

Les élues du CSE s’appuient sur ce droit fondamental à la santé pour intervenir dans ce domaine.

Pour bien saisir la spécificité de cette intervention, il faut revenir aux trois grands modèles de prévention des risques professionnels.

Le premier modèle, historiquement, a été porté par l’Etat face aux dégâts de l’industrie sur la santé des travailleuses et travailleurs : les accidents du travail étaient nombreux mais étaient considérés comme les « risques du métier ». La première loi à portée générale de 1895 impose à l’employeur de maintenir les locaux dans un état ne portant pas atteinte à la santé des travailleurs. C’est la première loi générale de prévention des risques. Un corps d’inspection est créé, suivant le principe « la loi vaudra ce que vaudra l’inspection ». Un corpus de réglementation ne cessera de s’enrichir au fil des décennies de l’ère industrielle

Pour imposer aux entreprises le respect des obligations réglementaires, l’Etat s’appuie sur le principe du droit à la santé déjà évoqué.

Un deuxième modèle le complète. Cette confrontation a pris, principalementà partir des années 1960 pour répondre aux mobilisations sociales, le chemin de la responsabilisation des employeurs : La Directive cadre de 1989 impose que : « L’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. » Il ne s’agit donc pour lui pas seulement de suivre la réglementation, mais de s’impliquer personnellement.

L’obligation générale de sécurité a été réaffirmée comme encadrant les actions de l’employeur au point qu’un arrêt de principe de la cour de cass affirmait en 2008 concernant la SNECMA :

« Il est interdit (à l’employeur), dans l’exercice de son pouvoir de direction, de prendre des mesures qui auraient pour objet ou pour effet de compromettre la santé et la sécurité des salariés. »

Comme je dis souvent en formation, l’élu intervenant en santé et sécurité au travail représente la mauvaise conscience de l’employeur en lui rappelant son obligation générale de sécurité.

C’est la notion de faute inexcusable de l’employeur qui caractérise le mieux cette responsabilité. La faute inexcusable de l’employeur est caractérisée par le fait qu’il devait ou aurait dû avoir conscience du danger.

  • quand il a été prévenu d’un risque particulier sans intervenir,
  • quand une règlementation n’a pas été respectée et a conduit à l’accident,
  • quand un danger est connu de longue date (exposition à l’amiante).

Ouverture vers une responsabilisation pénale des employeurs.

Le troisième modèle, complétant les deux premiers, repose sur l’intervention des salariées et de leurs représentantes. Ce sont les salariées et leurs représentants, troisième acteur après l’Etat et l’employeur, qui vont intervenir et imposer le droit à la santé contre la loi du profit. Un des thèmes de ces assises était centré sur cette intervention, complétant les deux autres.

Les élu-es sont les premières sentinelles de la santé au travail, ils alertent et préconisent des solutions alternatives.

Ils sont le prolongement des inspecteurs du travail (et sont d’ailleurs bien plus nombeux-ses, 320 000 à côté des 1500 inspecteurs et inspectrices en contrôle), ils ont pour mission de signaler tout manquement aux règles de sécurité.

Mais ils ne sont rien sans les salarié-es, sans le rapport de force que seule leur intervention permet de construire.

Troisième proposition : le CSE dépolitise cet enjeu non seulement en gommant la spécificité de la santé au travail, mais en l’inscrivant dans une négociation globale.

Cette confrontation entre deux droits fondamentaux, droit à la santé et droit de propriété, se trouve mise en scène dans le nouveau CSE. Mais elle est perdue au milieu des autres enjeux.

Les autres enjeux des relations professionnelles telles que l’instaure le CSE trouvent une place à égalité avec la santé. Finalement le triptyque emploi – salaire – conditions de travail, la base des mobilisations dans les entreprises et services, prend tout son sens ici : chacun des éléments complète les autres.

La négociation commune englobe dans une même relation salariale les trois éléments.

Souvent, les questions de santé au travail se résument à de simples conditions de travail qui dépolitisent les enjeux de santé.

Quatrième proposition : ces enjeux de santé au travail se posent suivant les mêmes principes mais avec un cadre différent dans la fonction publique.

  • Les principes réglementaires s’appliquent (avec des aménagements) dans la fonction publique.
  • Mais la responsabilité de l’employeur, pierre angulaire de la prévention par le biais de l’obligation générale de sécurité, n’est pas applicable en tant que tel, cette conception se heurte à la conception de la fonction publique.

Donc pour conclure,

Non seulement le CSE ne permet pas de donner toute son importance à la dimension de la santé comme un droit fondamental, mais en plus, la logique du rassemblement dans une même instance des questions revendicatives, économiques et de conditions de travail conduit à faire de la santé un élément de la négociation globale autour du travail.

Seule la mise en place d’une instance dédiée et dotée de pouvoirs directs permettra de redonner toute sa place à la défense de la santé des travailleuses et travailleurs.

1Louis-Marie Barnier, Gérald Le Corre, « Les représentants du personnel restent l’indispensable sentinelle de la santé au travail », Tribune, Libération, 28 avril 2023.

2Cour de Cassation, Arrêt no 245 du 26 février 2020.

3Note explicative relative à l’arrêt n°245 du 26 février 2020 (18-22.556) – Chambre sociale – Cour de cassation