texte de l’intervention de Gwenaëlle Fabre, syndiquée au SNESUP-FSU, en ouverture des Assises, 13 mars 2024, pdf ici
À partir de 2006 environ, les agents de la fonction publique, dans des proportions sans doute différentes selon les ministères, vivent une modification profonde de leurs pratiques professionnelles avec l’introduction du pilotage de la performance et ses indicateurs. Dans le même temps, on pousse la fonction publique dans une logique de rentabilisation des services qui heurte les valeurs qu’on associe à ses missions (LOLF et RGPP1).
Les universités n’échappent pas à cette logique, avec en particulier, la loi dite Liberté et responsabilité des universités (LRU) promulguée à l’été 2007, renforcée par la loi Fioraso en 20132. Dès sa promulgation, la LRU bouleverse totalement le fonctionnement des universités où s’exerçait jusqu’alors un certain contrôle collectif, fait d’une certaine collégialité et de contre-pouvoirs cadrés.
La LRU repose sur la réduction de la représentativité des agents et usagers dans les instances, au profit des personnalités extérieures, le renforcement massif des pouvoirs de la présidence et la mise en concurrence généralisée : celle des universités entre elles, notamment via le partage de la dotation budgétaire, jusqu’à celle des agents, notamment via l’individualisation des services (référentiels des tâches), des rémunération (système de primes) puis, ultérieurement, des carrières.
En temps contraint (5 ans), les universités doivent passer aux « responsabilités et compétences élargies », c’est-à-dire à la gestion autonome des établissements. Concrètement, il s’agira de gérer la masse salariale avec un budget dédié délibérément sous-dimensionné par le ministère3. Cette sous-dotation conduira mécaniquement à un recrutement massif de personnels contractuels et à l’externalisation de certaines fonctions pour un « bénéfice » à court terme (ménage, gardiennage, imprimerie centrale par exemple). Pour n’évoquer que les deux plus gros postes budgétaires, il reviendra aussi aux universités de gérer leur patrimoine immobilier qui représente 20% du patrimoine immobilier de l’État et dont chacun sait le triste état et les nombreux risques associés (notamment amiante)4. Il faudra l’entretenir, voire le rentabiliser (location par exemple puis vente dans une ultime phase).
À l’époque, nombre d’universités n’ont pas les compétences pour faire face à ces nouvelles « responsabilités et compétences élargies » et/ou n’ont pas de budget pour les acquérir.
Pour rappel, une université, c’est une organisation initialement cadrée par le Code de l’éducation. C’est une fourmilière de gens : ce sont des étudiants – souvent salariés par ailleurs – et des travailleurs de différents métiers, avec différents employeurs publics et maintenant privés, sous différents statuts (env. 70% de fonctionnaires).
Tout ce monde, agents comme usagers, est soumis à des risques variés : les risques bâtimentaires liés à des locaux usés et ceux issus de la proximité des salles de travaux pratiques et laboratoires (des risques chimiques, biologiques, lasers, explosifs, etc.), auxquels on est d’autant plus exposé que la pénurie bâtimentaire tend à conduire à la coactivité des bâtiments. Agents et étudiants sont aussi soumis aux risques psycho-sociaux et organisationnels, aux violences sexistes et sexuelles évidemment… en plus bien sûr des risques plus spécifiques à certains métiers ou domaines d’activité (port de charge, entretien des bâtiments par exemple).
C’est aussi un univers où se manifeste un certain mépris de classe des uns envers les autres, et ce d’autant plus que l’on ne saisit pas ou plus les rôles et nécessités de chacun dans l’organisation, ce qui arrive notamment quand on méconnait la structure parce qu’on y est employé sur un contrat trop court, ou quand on sort du cadre qui définit l’ensemble de la structure… Et c’est précisément cette dérégulation que permettent les textes promulgués à partir du début des années 2000.
En effet, l’autonomie affecte aussi l’organisation des établissements : organisation externe (création de grands établissements dérogatoires qui marient établissements publics et privés pour faire masse dans la compétition mondiale), comme interne.
À côté des structures internes des universités prévues par le Code de l’éducation (les services, composantes, laboratoires, instances), la LRU permet l’émergence de machins que l’on peut désigner pôle, cellule, réseau, groupe de travail par exemple. On peut aussi chercher à les légitimer en leur attribuant la dénomination d’une structure officielle et cadrée. Il revient à l’établissement de définir lui-même les contours, attributions, fonctionnement de ces machins, qu’il peut aussi choisir de laisser plus ou moins opaques … Ces machins peuvent être de tout type : pseudo-services, pseudo-composantes d’enseignement et de recherche et même pseudo-instances.
Il va ensuite falloir diriger ces machins et y recruter, et cela pourra se faire dans des cadres « plus souples » que dans les structures officielles. Certains pourront se retrouver plus ou moins redevables d’un tel privilège.
Ces machins peuvent rapidement affaiblir les structures en place : par leur existence si leur intégration dans l’organisation générale n’est pas explicite, par les modalités de leur financement (redéploiement des moyens), par leurs attributions-mêmes si les machins récupèrent ou doublonnent tout ou partie des prérogatives des structures officielles. Lors du passage aux responsabilités et compétences élargies, des machins émergent rapidement, en particulier dans des domaines stratégiques ou pour répondre aux nouvelles missions auxquelles les établissements doivent faire face.
La créativité en la matière est sans frein. Imaginons par exemple un machin dédié à la gestion du « pognon de dingue » des projets recherche, que l’on pourrait par exemple appeler CIA pour Cellule investissement avenir en écho à la terminologie en vogue, qui installerait un circuit parallèle aux services officiellement en charge de la gestion financière et comptable dans l’université, recruterait des personnels si fragilisés qu’on pourrait leur prescrire un travail aux limites de la légalité… et on comprend combien cette capacité dérégulatrice de la LRU peut être délétère pour l’organisation générale du système.
De cet ensemble vont émerger des jeux d’alliance, de (dé)favoritisme, de clientélisme via la possibilité de promouvoir/gérer les carrières, de recruter untel sur un statut maison, de récompenser via une prime ou une vice-présidence etc. Sans garde-fou pour les contenir, ces jeux d’alliance pourront se répercuter à tous les niveaux de l’établissement : certains se sentant protégés peuvent jouer à leur tour les récompenses et les brimades. En outre, les présidences peuvent elles-mêmes être se retrouver dans des situations similaires, vis-à-vis du ministère, ou d’une collectivité. Tout cela diffuse et amplifie largement en interne la mise en concurrence, et peut être savamment exploité, notamment en contexte électoral, générant de nouvelles tensions.
Le déficit de compétences lié aux promotions-cadeaux et au recrutement sur contrats trop courts pour s’approprier pleinement le travail se cumulera à celui orchestré au niveau ministériel par l’attribution de nouvelles missions sans accompagnement. L’ensemble contribuera à la perte en capacité de contrôle et en maitrise du travail réel induite par la dérégulation du système. Dans ce contexte dégradé, les agents intensifieront les efforts pour mener à bien leurs missions, en même temps qu’ils pâtiront de travail empêché, de conflits de légitimité en lien avec un sentiment de dépossession et de déclassement pour les uns, de conflits de loyauté vis-à-vis de celui ou celle qui les a placés là pour d’autres, de conflits de valeur et d’éthique pour beaucoup. Placés dans une insécurité permanente sur leur avenir, leur promotion ou déclassement, leurs missions, leurs responsabilités, leur dépendance fonctionnelle et hiérarchique, beaucoup expérimenteront la perte de sens de leur travail, subiront les conflits et la clanisation à différentes échelles, etc.
Il y aura très tôt des conséquences gravissimes, dont un 1er suicide dès 2008 qui va pousser le ministère à créer en 2011 une commission visant « à garantir éthique et transparence à toutes les étapes de la carrière des enseignants-chercheurs5» et suggérer aux établissements, via son Programme annuel de prévention 2011-2012, la mise en place de « structures idoines », c’est-à-dire de nouveaux machins à définir localement, pour gérer les risques psycho-sociaux. Quelques universités renforceront leurs services de médecine préventive, d’autres se serviront de ces structures idoines comme oubliettes pour dossiers sensibles.
Dans un compte rendu de séminaire en 2013 sur « Les nouveaux enjeux stratégiques de la prévention, santé et sécurité au travail dans l’enseignement supérieur », une vice-présidente expose le projet de son établissement en matière de gestion des RPS6 :
Notre politique d’établissement vise à rétablir le bien-être à l’université dans un climat compliqué. L’objectif est de mettre en place un service dit de proximité (sous-entendu proximité de l’individu) pour ne pas se focaliser sur la souffrance au travail mais plutôt retrouver le bien-être au travail, en valorisant les parcours et les individus, dans une démarche positive.
Bénéficiant de la dénomination « service », le machin aura pour donc mission de canaliser les souffrances au travail pour en faire quelque chose de positif, dans une approche qui emprunte sa terminologie à la qualité de vie au travail. On s’y centrera sur « l’individu » (pas même le « travailleur ») en n’interrogeant pas l’organisation du travail. Ce faisant, on s’écartera délibérément de toute démarche de prévention des risques psycho-sociaux7. Elle poursuit :
Notre souhait était de sortir ce service de la médecine de prévention et de l’intégrer dans un service plus large où sont regroupés l’action sociale, la prévention des risques, la valorisation des individus….
Outre le fait de priver les agents qui souhaiteraient bénéficier de l’aide réglementairement prévue de la médecine de prévention et du CHSCT, il s’agira de s’arroger certaines des prérogatives de ces structures cadrées : celles de la médecine de prévention en matière de santé psychique des agents, celles du CHSCT en matière d’examen des alertes des personnels, celle du service en charge de la prévention des risques. Dans un jeu rhétorique d’inversion de la culpabilité, les tensions générées par cette appropriation des prérogatives des médecins et organisations syndicales sont ainsi présentées :
[…] Nous sommes toutefois confrontés à un problème de positionnement des acteurs au sein des sites, notamment pour les médecins de prévention et les organisations syndicales.
Et l’on voit comment, sous couvert de traiter des risques psychosociaux, des établissements peuvent créer des machins qui sont eux-mêmes des bombes à risques psychosociaux, à portée systémique.
Heureusement, la structuration imposée par un président peut être défaite par le suivant et toutes les universités ne lèveront pas tous les garde-fous pour affronter cette vague de lois qui mettent les établissements en tension permanente entre collégialité historique et accroissement des pouvoirs présidentiels, entre universalisme et concurrence… qui détruisent le système universitaire. Dans une temporalité très similaire à celle du début 2000, après une nouvelle loi de programmation de la recherche (2020), un nouveau tsunami devrait prochainement affecter les universités d’après le discours du 7 décembre 2023 d’E. Macron (« gouvernance réformée », « différenciation assumée » entre universités, nouvelles attaques sur les statuts, etc.).
Dans les instances des universités en charge des questions de santé, sécurité et conditions de travail, il ressort du réseau FSU des CHSCT/F3SCT, que beaucoup de représentants des personnels font face à des présidences et des directions puissantes voire autoritaires qui pour certaines ignorent, délibérément ou par incompétence, certains risques, certains textes en vigueur, certaines alertes et avis de l’instance et même des inspecteurs santé et sécurité au travail. Avec des responsables qui fuient ainsi leurs responsabilités en niant à la fois leurs obligations d’employeur sur la santé et la sécurité des agents et usagers et les règles du dialogue social, le rapport de force est dur et épuisant pour tous. Il est régulièrement tenu d’aller sur le champ juridique, pour lequel les représentants des personnels ne sont pas encore toujours assez armés. Mais ces questions restent très motivantes pour les représentants, comme en témoignent les échanges nourris au sein de ce réseau.
Pour finir, je voudrais rapidement évoquer le risque amiante travaillé dans plusieurs CHSCT/F3SCT d’université.
Sur toutes les situations dangereuses avec amiante dont les représentants ont connaissance, il leur revient de rendre sachantes les présidences, en veillant à ce que cela soit mentionné aux procès-verbaux, avis et/ou registres.
Souvent, il a d’abord fallu faire admettre les obligations réglementaires en matière d’amiante. Sur la préparation des travaux, certains établissements ignor(ai)ent par exemple l’obligation d’établir des diagnostics avant travaux ou démolition, plans de retrait, etc. Depuis quelques années, la documentation est faite dans plusieurs établissements, mais cela ne veut pas dire qu’elle est toujours lue ou comprise.
En outre, il a parfois fallu arracher la mise à disposition des dossiers techniques amiante (DTA). Certains collègues peuvent à partir de cela découvrir que dans leurs carrières, ils sont intervenus (et interviennent peut-être encore) sur des matériaux amiantés ou dans des bâtiments dangereux.
Des médecins de prévention de services universitaires ont pour certains rappelé dans leurs bilans annuels l’obligation de l’employeur d’assurer la traçabilité des expositions sans laquelle il leur est difficile, voire impossible, de définir le suivi médical adéquat. Ici ou là l’employeur prétend s’en affranchir en faisant reposer sur les agents l’auto-déclaration des expositions, sans même forcément s’assurer que tous les agents ont les moyens de le faire.
Ici ou là encore, d’anciens bâtiments universitaires abandonnés sont des décharges à ciel ouvert d’amiante dégradé, parfois en libre accès, dont personne n’assure la dépollution8.
Les représentants dans les CHSCT/F3SCT ont aussi bataillé sur de nombreuses situations problématiques. À titre d’exemple, ils ont mis 5 ans à prouver le non encapsulage d’un sol amianté et à faire évacuer le bâtiment en question dans un établissement. Certains auront dû alerter l’inspection du travail sur des chantiers avec entreprises extérieures. Cela a pu ailleurs aboutir à la saisine du procureur pour mise en danger délibérée de la vie d’autrui … ce qui depuis vaut aux représentants concernés les foudres de la présidence et des directions impliquées.
Sur ce plan, un peu partout nous butons sur la non mise à jour des DTA, le déficit de traçabilité des expositions, voire une certaine mauvaise volonté de nos Administrations. Dans plusieurs établissements, des archives ont été construites au fil des ans qu’il faudrait organiser et pérenniser, au cas où il faudrait un jour y puiser les preuves d’expositions. De façon générale, nous sommes bien loin de la reconnaissance des maladies professionnelles, non pas parce qu’il n’y en aurait pas, mais parce qu’on n’en est qu’à la reconnaissance des expositions ! Le travail engagé dans les établissements du supérieur gagnerait à se rapprocher de celui fait dans les écoles, collèges et lycées, les prisons et autres bâtiments publics.
Mais en moins de 10 ans de CHSCT, nous sommes montés en compétences et en puissance. Certes, la fusion des instances nous coupe un peu les ailes, mais, pour mener la bataille, nous pouvons identifier ce qui nous aiderait :
- renforcer les prérogatives des inspecteurs santé et sécurité au travail, et leur nombre
- renforcer nos appuis dans le domaine juridique puisque c’est sur ce terrain qu’il nous faudrait aller, ainsi que nos formations sur les risques, dont les nouveaux (ex. ondes électromagnétiques, ceux liés à l’intelligence artificielle),
- construire les archives du travail, à partir de l’expérience des militants qui travaillent sur la reconnaissance maladie pro/accidents du travail
- faire des questions du travail, de la santé, des conditions de travail, un enjeu incontournable, pour tous.
Pour cela, une piste : pour chaque nouvelle loi en lien avec le travail, en plus de nos analyses syndicales sur leur impact en termes de salaires et d’emploi, proposons systématiquement une analyse intersyndicale des risques sur la santé et le travail (« étude d’impact »), pour forcer leur prise en compte dans le débat. C’est l’une des prérogatives des F3SCT et CSA, nos organisations doivent s’en saisir.
C’est tout cela que j’attends, personnellement, de ces Assises : construire un réseau intersyndical et militant fort pour réfléchir le travail réel, de façon à nourrir et appuyer nos actions militantes futures, en se donnant des outils communs pour gagner les batailles à venir.
1 Promulguée en 2001, la Loi organique relative aux lois de finances (LOLF) s’applique à toute l’administration en 2006 ; elle sera suivie en 2007 de la Révision générale des politiques publiques (RGPP).
2 Rappelons aussi l’introduction du financement de la recherche via les appels à projets (cf. Loi de programme pour la recherche de 2006).
3 L’enveloppe dédiée à la masse salariale est calculée sur des années antérieures, sans prendre en compte le « glissement vieillesse technicité » (GVT), autrement dit les évolutions des salaires des fonctionnaires en lien avec les changements automatique d’échelons. Le Rapport du Sénat n° 446 (2012-2013), déposé le 26 mars 2013 indique, par exemple, « Une évaluation de la prise en charge du GVT des universités passées aux RCE par la Cour des comptes s’avèrera sans doute nécessaire ».
4 https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2023-10/20221011-synthese-immobilier-universitaire.pdf
http://www.sauvonsluniversite.com/IMG/pdf/18-patrimoine-immobilier-universites.pdf
https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/10/11/plus-du-tiers-des-locaux-des-universites-sont-en-mauvais-etat-selon-un-rapport-de-la-cour-des-comptes_6145367_3224.html
5 L’existence d’une commission aux attributions restreintes à la seule catégorie des enseignants-chercheurs interroge, alors que ces phénomènes touchent toutes les catégories de personnel, charriant de profonds sentiments d’injustice.
6 AMUE. 2013. Compte-rendu du séminaire « Les nouveaux enjeux stratégiques de la prévention, santé et sécurité au travail dans l’enseignement supérieur », Jeudi 14/02/2013, https://www.amue.fr/fileadmin/amue/actualites/CR_Seminaire_AMUE_140213_LYD_V5__2_.pdf
7 « Pour prévenir les risques psychosociaux, une démarche de prévention collective, centrée sur le travail et son organisation est à privilégier. » https://www.inrs.fr/risques/psychosociaux/ce-qu-il-faut-retenir.html