Nicolas Latteur s’est donné pour ambition de porter la voix de « ceux qui ne sont rien », mais qui tiennent notre société à bout de bras. Sa « critique populaire de l’exploitation » donne la parole à des dizaines de travailleuses et travailleurs du rang, qui décrivent par le menu leur difficile condition au travail. Mais qui montrent aussi des chemins de résistances et d’alternatives.
Sociologue au Cepag, un mouvement d’éducation populaire proche de la FGTB, la confédération syndicale progressiste en Wallonie, Latteur nous propose ici un kaléidoscope de récits de travail, 27 chapitres fourmillant d’histoires vécues, ordonnées autour de plusieurs thèmes. La première partie décrit les modes de management dans le secteur privé (« dirigés à distance, contrôlés en permanence »). A travers les témoignages d’ouvriers, d’employés, mais aussi de managers, on touche du doigt l’insécurité permanente que font planer les restructurations, les externalisations, les délocalisations. On voit aussi comment les outils numériques servent l’intensification du travail et le travail dans l’urgence permanente. Ainsi Bénédicte, scripte dans le cinéma depuis de nombreuses années, explique qu’avec les caméras numériques, « tout va beaucoup plus vite. Il y a plus de sensibilité – et donc moins d’éclairage. (…) On peut commencer à tourner alors que rien n’est prêt. Cela permet d’engranger de la matière filmée. Il y a une sorte de pression constante. L’éclairage, la mise en place, la répétition, etc…, ont sauté depuis bien longtemps » (p. 35).
Le deuxième partie du livre (« essentielles et méprisées ») s’intéresse aux services publics et professions essentielles. De façon très concrète, sont démontées les stratégies néolibérales de reconfiguration des services publics, de précarisation et déprofessionnalisation des agent.es, de mise à distance et disciplinarisation des usager.es. Mais aussi les tensions internes aux collectifs, entre celles et ceux qui prennent encore à cœur leur tâche, et d’autres qui s’adaptent aux normes du management : « je mets vingt minutes à faire une toilette au lieu de quinze. De ce fait j’ai des convocations au bureau parce que mes collègues se plaignent (…) Mes collègues que j’adore par ailleurs ne se rendent plus compte qu’elles sont dans la maltraitance et l’infantilisation » (p. 115).
La troisième partie (« résister en milieu hostile ») rend compte des tentatives de résistance et de la répression féroce ou larvée à laquelle elles se heurtent le plus souvent. Particulièrement saisissant est le témoignage de Carmela (pp. 216-225), ouvrière et déléguée syndicale dans une entreprise de fabrication de sandwichs où les conditions de travail sont épouvantables – des horaires à rallonge, des températures frigorifiques, de lourds sacs à déplacer, l’obligation d’utiliser des produits parfois avariés (« je suis parfois dégoûtée. Je ne vais pas aller manger ce que je produis »). Elle se heurte aux manipulations de son patron, qui dresse les salarié.es les un.es contre les autres, réussissant même à susciter une pétition portée par un délégué syndical pour en faire licencier un autre. Parlant de la pression constante de l’employeur, « il souhaite me dégoûter afin que je parte de moi-même », sa santé en est fragilisée, elle ne va pas pouvoir tenir.
Mais Nicolas Latteur met aussi en visibilité des expériences plus encourageantes, où l’action militante permet de reconstruire du rapport de forces. Parfois en contournant des organisations syndicales enfermées dans des structures obsolètes. Ainsi l’association « Cordistes en colère » s’est construite pour défendre spécifiquement les conditions de travail d’une profession risquée mais peu organisée et éclatée entre plusieurs fédérations professionnelles des syndicats « classiques » (CFDT puis CGT) avec lesquels les fondateurs de l’association avaient commencé à s’organiser. Souvent aussi, à partir d’équipes syndicales qui innovent dans la construction des liens avec les salarié.es en s’intéressant à leur expérience de travail réel. Ainsi la mise en œuvre d’« enquêtes ouvrières » permet de mobiliser l’intelligence individuelle et collective, comme dans le cas des aides-ménagères de Charleroi où Caroline, déléguée FGTB (pp. 273-274), estime avoir ainsi reconstruit un collectif conscient de sa force, y compris pour demander des améliorations salariales. Ou bien comme le relate Alice, élue CGT dans une grande entreprise de microélectronique proche de Grenoble : son syndicat met en œuvre une enquête sur les violences et discriminations sexistes et sexuelles, qui « construit un cadre où la sensibilité est plus grande. Cela permet de limiter les blagues sexistes et les autres phénomènes de violence, la tolérance devient plus faible » (p. 284).
Latteur met en évidence « la légitimité de la délégation syndicale à définir elle-même son périmètre d’intervention », plutôt que de se laisser enfermer dans le « dialogue social » institutionnel : « par sa pratique de l’enquête, elle s’appuie sur la connaissances qu’ont les salariés de leur propre travail et éploie une dynamique participative. Les collectifs de travail peuvent ainsi être reconstitués – ne fût-ce que partiellement- par un syndicalisme qui se construit sur la base de l’expérience et de la connaissance qu’ont les salariés » (p. 284).
En définitive le travail de Nicolas Latteur est précieux en ce qu’il contribue à « constituer des caisses de résonance d’expériences de mobilisation dans lesquelles loin de se laisser abattre, ces salariés disputent à l’arbitraire sa toute-puissance » (p. 300). Multiplier ces expériences et les mettre en visibilité et en réseau, voici aujourd’hui une tâche centrale pour le mouvement social. Tant il est vrai que « le travail, son organisation et sa finalité apparaissent comme trois éléments centraux d’une perspective de réappropriation démocratique » (p. 306).