À l’occasion de la projection à l’Assemblée nationale du film de Jean-Pierre Bloc « Par la fenêtre ou par la porte » sur « l’affaire » des suicides chez France Télécom, nous souhaitons que le parlement engage un débat sur la santé au travail, la qualité du travail, et sur la prise en charge de ces questions par les acteurs sociaux. Nous vous invitons à en débattre le 14 décembre après la projection du film.
La sortie du film de Jean-Pierre Bloc « Par la fenêtre ou par la porte » sur « l’affaire » des suicides chez France Télécom et le succès d’audience qu’il rencontre, sont l’occasion de réfléchir et de débattre sur un phénomène marquant de l’évolution des rapports sociaux au travail, celui de la souffrance psychique professionnelle. Et aussi celui de la Justice.
Souvenons-nous. En 2004, la privatisation de l’opérateur public de téléphone doit s’accompagner d’une réduction à marche forcée des effectifs et de la transformation en profondeur de ses métiers. Sous la férule de son PDG, Didier Lombard, l’entreprise va passer d’une logique de service public à celle d’un leader du CAC 40 et 22 000 agents doivent partir… de gré ou de force. Ce sera le plan Next, un management brutal et agressif qui doit déstabiliser les fonctionnaires de l’opérateur et dégrader leurs conditions de travail pour les pousser vers la porte ou la fenêtre selon les mots même du PDG devant ses cadres dirigeants. 35 agents se suicideront entre 2008 et 2009 et, suite à la plainte de Sud, rejointe par les autres syndicats, et à une enquête de l’Inspection du travail, un procès se tiendra en correctionnel à Paris, en 2019, puis en appel en 2022 et débouchera sur des condamnations historiques des principaux dirigeants à un an de prison de prison assorti du sursis et 15 000 euros d’amende pour harcèlement moral institutionnel. Une première dans le monde feutré et très sélectif des grandes entreprises mondialisées.
Certes, cette condamnation et ce qualificatif de harcèlement moral institutionnel, parfois appelé harcèlement managérial, ont eu un fort retentissement médiatique et politique, notamment dans les cercles de dirigeants et du management. Mais sans doute pas suffisamment puissant pour inverser des tendances de fond sur les organisations du travail et les pratiques managériales délétères.
Au-delà de la question du suicide, c’est bien celle de la souffrance psychique au travail qui caractérise l’évolution des modes de management et d’organisation du travail ces 30 dernières années. Avec des conséquences délétères massives.
Qu’il s’agisse des données statistiques du Réseau national de vigilance et de prévention des maladies professionnelles (RNV3P) ou de celles de la surveillance des maladies à caractère professionnel de Santé publique France, les pathologies psychiques arrivent en seconde position – juste après les troubles musculo-squelettiques (TMS) – des maladies liées au travail depuis plusieurs années. « Le « management », la « relation au travail et violence » et les « exigences inhérentes à l’activité » représentaient plus de neuf FORE (facteurs organisationnels, relationnels et éthiques ) sur dix en lien avec des TMS ou de la souffrance psychique. », peut-on lire dans l’étude de Santé publique France publiée en avril 2023. Même constat du côté des inaptitudes médicales déclenchées par le médecin du travail et qui entrainent souvent des licenciements (plus de 100 000 par an selon les données administratives) et des sorties précoces de l’emploi.
Du coté des chiffres officiels, on notera que 1600 maladies professionnelles de la sphère psychique sont reconnues et indemnisées chaque année par le régime général de la Sécurité sociale et plus de 28 000 accidents du travail d’origine psychique. Mais ces chiffres ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Selon la commission chargée 1 d’évaluer la sous-déclaration des maladies professionnelles pour déterminer dans le cadre du PLFSS le montant que la branche AT-MP doit reverser à l’Assurance maladie, 108 000 cas de pathologies professionnelles d’origine psychique devraient être reconnues. Cela montre tout à la fois l’ampleur du phénomène et le décalage existant entre la réalité et la reconnaissance de celle-ci. Cet écart ne facilite ni la prise de conscience ni la prévention.
Et dans ce domaine de la prévention, les marges de progrès sont importantes comme le soulignait la Cour des comptes dans un rapport daté de décembre 2022 . Malgré les plans santé travail (PST) successifs,22 malgré les dernières réformes des services de santé au travail, malgré les priorités affichées des pouvoirs publics sur ces questions, et notamment celles relatives aux risques psychosociaux et à la prévention des facteurs de risques organisationnels, les résultats ne sont pas au rendez-vous. Et pour en revenir au début de notre propos, à l’affaire France Télécom, toutes les leçons n’ont pas été tirées.
Tout d’abord, parmi les origines probables de cette difficulté à faire entrer la prévention dans les entreprises, il y en a une qui apparait culturellement persistante. Dans le monde du travail, les règles qui organisent la vie en société et qui régulent les rapports entre les individus, ne sont jamais la simple transposition des règles communes de la « vie civile ». Elles sont systématiquement « adoucies », adaptées, ceci afin de ne pas entraver l’efficacité économique. Les procès France Télécom, devant le tribunal correctionnel puis devant la Cour d’appel, en donnent une illustration saisissante. Au regard de la gravité des faits et des conséquences, les condamnations apparaissent relativement clémentes. Elles sont pourtant le strict reflet du Code pénal. En effet, l’article L222-33-2 du Code pénal prévoit une peine de 2 ans d’emprisonnement et de 30 000 euros3 d’amende en cas de harcèlement moral au travail. Dans le même Code pénal, les mêmes faits relevés dans la sphère privée du couple, prévoit des peines s’échelonnant de 3 ans d’emprisonnement à 10 ans et de 45 000 euros d’amende à 150 000. En milieu scolaire, les peines prévues sont les mêmes que celles prévues pour un couple.
Dans tous les cas prévus par le législateur, la répression est la moins punitive dans le domaine du travail. Rien ne justifie cette clémence, d’autant que, lorsqu’elle est systémique comme dans le cas de France Télécom, les dégâts humains peuvent être considérables quant au nombre de personnes affectées.
Nous demandons donc un alignement des peines encourues et une adaptation en ce sens du Code pénal, en son article L2226-33-2.
En matière civile, il devient absolument nécessaire de simplifier la réparation des maladies professionnelle d’origine psychique. Cela faciliterait la prise en charge des victimes mais aussi cela inciterait davantage les entreprises à engager des politiques de prévention plus efficaces, visant en priorité la transformation de l’organisation du travail, l’adaptation du travail à l’homme et l’adoption de méthodes de management moins délétères.
La priorité nous semble être de créer des tableaux de maladie professionnelle qui éviteraient ainsi le recours aux comités régionaux de reconnaissance des pathologies professionnelles (C2RMP) qui sont surchargés et dont les conditions d’accès sont relativement complexes dans le cas des pathologies psychiques et donnent lieu à de grandes inégalités de traitement des dossiers.
Nous proposons qu’une mission d’information parlementaire se penche sur les conditions de reconnaissance des maladies professionnelles d’origine psychique.
Un autre aspect fondamental nous semble résider dans la prévention insuffisante des RPS. De nombreux leviers ont déjà été actionnés par les pouvoirs publics, sans que cela ne permette véritablement des progrès significatifs de ce fléau.
Deux voies nous semblent devoir être explorées pour redonner du sens au travail et redynamiser le dialogue social dans l’entreprise sur ces questions de santé au travail et de prévention des RPS.
La première est celle recommandée par les Assises du travail qui se sont déroulées au début de l’année 2023 dans le cadre du Conseil national de la Refondation souhaité par le président de la République. Le rapport remis le 18 avril par Sophie Thierry, présidente de la commission travail et emploi du Conseil économique social et environnemental (Cese) et Jean-Dominique Senard, président du groupe Renault, tous les deux garant des assises, comporte 17 recommandations dont celle (N° 14) d’ « Ajouter un 10ème principe général de prévention à l’article L.4121-2 du code du travail : écouter les travailleurs sur la technique, l’organisation du travail, les conditions de travail et les relations sociales. » Cette proposition s’inscrit dans l’axe n° 4 des Assises : Préserver la santé physique et mentale des travailleurs, un enjeu de performance et de responsabilité pour les organisations.
Ajoutons qu’ainsi, des traces seraient laissées des problèmes débattus et de la façon dont ils ont été réglés ou non par le dialogue social.
La seconde voie consiste à remettre la prévention des risques professionnels au cœur du dialogue social dans les entreprises.
Aujourd’hui, un constat s’impose : la suppression des CHSCT par les ordonnances Travail de 2017 a cassé la dynamique de prise en charge de la santé au travail et de la prévention des risques professionnels dans les entreprises. Cette analyse est partagée par de nombreux observateurs, qu’ils soient professionnels de la prévention, chercheurs, voire experts des relations sociales comme le sont Jean-François Pillard, ex-négociateur du Medef ou Marcel Grignard, ancien numéro 2 de la CFDT, qui ont piloté avec France Stratégie le Comité d’évaluation des ordonnances. Leur note conclusive parle d’elle-même, qui montre que le bouleversement opéré par la fusion des trois instances représentatives du personnel a chamboulé le dialogue social dans les entreprises, créé de la difficulté des nouveaux CSE à s’emparer des questions du travail, et rend compte de la « lassitude des élus devant une mission de plus en plus difficile », avec les risques pour la « démocratie de représentation ».
Dans leur rapport de 2021, les experts concluent qu’il « convient de se reposer la question » sur la manière d’appréhender la santé au travail dans les entreprises.
Il nous semble donc qu’il revient au parlement, à travers là encore une mission d’information, de lancer une réflexion approfondie sur la nécessité de corriger les défauts des ordonnances de 2017 et sur la meilleure façon de relancer une dynamique de prévention dans les entreprises à partir d’un rôle régénéré des instances représentatives du personnel.
- Patrick Ackermann, syndicaliste
- Jean-Pierre Bloc, réalisateur
- Thomas Coutrot, statisticien et économiste
- Davy Hendrik, député La France insoumise
- François Desriaux, rédacteur en chef Santé et Travail
- Emmanuel Dockès, professeur de droit, université Lyon 2
- Daniela Garcia, syndicaliste
- Raymonde Poncet-Monge, sénatrice Ecologiste
- François Ruffin, député La France insoumise
- Sophie Taillé-Polian, députée Ecologiste
- Jean-Paul Teissonnière, avocat
- Sous-déclaration branche AT-MP Rapport 2021 ↩︎
- Les politiques publiques de prévention en santé au travail dans les entreprises, Cour des comptes, décembre 2022 ↩︎
- un an de prison et 15 000 euros à la période de l’affaire France-Télécom ↩︎